SOUVENIRS DE LOUIS GIRARDON
les
Husseaux,
1er octobre 1925
Signets : Vincinti - Blancard - Roubaud - Bontoux - double alliance - le peintre - adolescence - Pierre G. - Lyon - Brignais - Saint-Cyr - Voyages - Algérie - mariage - Lezaud - Desmanèches. Notes
J'ai rassemblé dans les pages qui suivent quelques-uns de mes souvenirs pour donner à mes enfants un court aperçu de la première moitié de ma vie et leur permettre de se représenter un peu certains personnages de notre famille, dont ils m'ont souvent entendu prononcer les noms, sans que ceux-ci puissent évoquer à leur esprit aucune idée précise.
C'est à Vincinti que j'ai vu le jour. Le domaine de Vincinti (ce nom s'écrivait autrefois Vincenti et même Vincenty) est situé près de Crest, arrondissement de Die, département de la Drôme.
La famille Girardon s'y fixa, par suite de ses alliances, dans la première moitié du XIXe siècle. Cette terre avait été apportée en dot, en 1643, à Jean-Louis Sibeud, de Crest par son épouse Marie-Anne Chion de Blétil. Jean-Louis Sibeud est le bisaïeul de Françoise Lucrèce, mariée à Jacques Pierre Etienne Bellier de Presles, dont une fille Pauline, épousa en 1820 mon grand-père, Adrien François Girardon. Telle est l'origine de propriété sur Vincinti de la famille Girardon (1).
Pour tous ceux qui portent notre nom Vincinti représente par excellence le foyer de famille. Mon Père (*) y passait tous les ans plusieurs mois et y a pratiqué assez longtemps une large hospitalité. Après lui mon frère aîné, Pierre, l'a habité l'année entière avec ses nombreux enfants et y a continué les traditions paternelles.
Les goûts artistiques de mon Père et les aimables qualités de ses deux tantes, les demoiselles Lucie et Clémentine Bellier, qui l'avaient élevé et vivaient avec lui, ont attiré autrefois à Vincenti, surtout à l'automne, pendant la saison de la chasse, des visiteurs distingués, dont ma mémoire de tout jeune enfant a gardé un souvenir bien vivant.
Notre cousin Bellet du Poisat, Max de la Sizeranne (l'oncle de l'écrivain), le peintre lyonnais Théodore Giraud, le premier président M'Roe, et Jules Cortet, le spirituel auteur mondain, étaient parmi ceux qui y venaient le plus fréquemment; leur conversation vive et animée, bourrée d'anecdotes, s'accompagnait parfois de chansons, qui me mettaient en liesse...quand on voulait bien me les laisser écouter (2).
Dans notre voisinage immédiat le château de Lisle, où habitait la générale baronne Blancard, belle-mère de mon Père, qui avait épousé en premières noces sa fille Minna, figurait pour moi une sorte de temple de le gloire militaire.
J'y vois encore le portrait du duc d'Orléans, le fils aîné de Louis-Philippe, dont le général avait été le gouverneur militaire, ceux du général lui-même qui symbolisait à mes yeux en un bref raccourci toute l'épopée impériale, tels et tels objets apportés par le maréchal Pélissier quand il venait séjourner à Lisle.
J'entends toujours la voix du baron Louis Blancard, ancien capitaine d'artillerie, rappelant, malheureusement à de très rares intervalles, (car c'était un modeste et un silencieux, malgré sa très grande affabilité) les souvenirs de ses campagnes de Crimée ou d'Afrique, lorsqu'il était aide de camp du maréchal de Malakoff.
Puis, de retour à Vincinti, j'avais de longues conversations avec d'anciens soldats, grangers (3) de mon Père, ou employés par lui à la journée. Je venais les déranger à chaque instant de leur travail pour leur demander de me raconter des histoires de guerre ou de régiment. Conversations, images et impressions s'agitaient dans ma cervelle en s'associant étroitement au cadre de Vincinti et de son proche voisinage.
De là est née, sur les bords même de la Drôme, ma vocation militaire.
Chaque fois que je retourne à Vincinti, je revois ces choses, je revois ces journées de jeux, de joie, bien souvent aussi de mortel ennui, et le charme qui se dégage de l'ensemble est à la fois doux et triste, mais si prenant que les vers du poète me reviennent à la mémoire :
Objets inanimés,
avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?
Mon Père, en dépit des progrès modernes, a su conserver à la vieille demeure son ancien caractère. Si l'odeur de l'essence automobile s'y perçoit çà et là, on y respire aussi les bonnes senteurs d'autrefois. Qu'il en soit remercié (4).
Ma mère, Hélène-Augustine Roubaud, était la seconde fille du docteur Adrien Roubaud, chevalier de la Légion d'honneur, et d'Amélie Bontoux.
Le docteur Adrien Roubaud, mon grand-père maternel, était né à Amiens le 2 Janvier 1812. Fils d'un ancien médecin militaire, (son portrait en uniforme est dans le petit salon des Husseaux), il s'était retiré à Gap (Haute-Alpes) Après la déchéance du grand Empereur; il y mourut le 11 avril 1870 entouré de la vénération de tous les habitants de cette ville et en laissant la réputation d'un saint.
La reconnaissance publique, qui avait décidé d'élever un monument à sa mémoire, fut arrêtée par les dernières volontés du défunt, interdisant toute manifestation sur sa tombe. Le conseil municipal fut obligé de se contenter de donner à une rue de Gap le nom : rue du docteur Roubaud. Ce vocable a été conservé jusqu'ici (5).
Ma grand-mère maternelle, Amélie Roubaud, était fille de Benoît Bontoux, chevalier de la Légion d'honneur, conseiller à la cour d'appel de Grenoble (son portrait est dans mon bureau aux Husseaux).
Magistrat très cultivé, bien frotté de culture ancienne et moderne, doué d'un esprit prompt à la répartie, toujours vêtu avec une recherche élégante et la boutonnière fleurie, mon grand-père maternel, que j'ai bien connu, car il est mort âgé de plus de 90 ans, avait conservé jusqu'en son extrême vieillesse un caractère plein d'ardeur et sa fougue.
Je me rappelle que, dans sa maison de Grenoble, sur le quai de l'Isère, ou bien après les dîners de famille et d'amis auxquels il prenait quelquefois part chez mes parents, lors de ses rares séjours à Lyon, un cercle d'auditeurs se formait spontanément autour de lui. Il parlait sur un ton animé, avec une vivacité dans le geste et une flamme dans le regard que plus d'un homme jeune lui auraient enviées. C'était l'époque où il y avait des causeurs, parce qu'il y avait encore des gens pour les écouter.
Sa fille tenait de lui une certaine impétuosité de l'esprit et un caractère exalté, qui l'empêchaient parfois de juger les événements contemporains avec la pondération nécessaire. Elle avait, avec une silhouette très fine et une tournure distinguée, les plus beaux yeux du monde.
"Beau comme les yeux de ma soeur", disait volontiers son frère, Eugène Bontoux, officier de la Légion d'honneur, ancien élève de l'Ecole polytechnique, d'où il sortit avec le numéro deux, ancien directeur général des chemins de fer de la Süd Bahn (Autriche), ancien député des Hautes-Alpes, et hélas! aussi ancien directeur, ou plutôt président du conseil de l'Union générale (6).
Comme je l'ai dit plus haut, ma mère avait une soeur aînée, Marie, entrée très jeune au couvent de la Visitation de Montluel (Ain), où elle mourut aux environs de 1883. Elle vivait donc seule avec ses parents à Gap, lorsqu'en 1856 mon grand-oncle, Eugène Bontoux, introduisit dans la maison son beau-frère, Pierre-Gustave Girardon, veuf depuis quatre ans déjà, grand amateur de beaux paysages, alpiniste éprouvé et peintre de la nature.
Au bout de quelques jours Gustave Girardon tomba malade de la fièvre typhoïde. Il fut soigné avec tant d'habileté, de dévouement et d'amitié par mon grand-père, il éprouva tellement le charme de cet intérieur uni et chrétien, qu'il résolut de mettre entre les deux familles un lien plus fort que la gratitude : il demanda et obtint la main de ma mère, alors âgée de dix-huit ans.
DOUBLE ALLIANCE, BLANCARD ET BONTOUX
Ce mariage allait créer de redoutables complications généalogiques pour les descendants. Qu'on en juge!
J'ai dit que mon Père avait épousé en premières noces Mlle Minna Blancard, fille du général de division et de la baronne, née Rigaud de Lisle. Ce faisant mon Père avait épousé sa cousine, en sorte que je me suis trouvé, bien qu'enfant du second lit, apparenté à la famille de sa première femme.
Par suite de cette alliance, mon Père était devenu le beau-frère d'Eugène Bontoux, marié à Cécile Blancard, soeur de Minna. C'est d'ailleurs à ce titre de beau-frère que mon oncle Bontoux avait amené mon Père chez sa soeur à Gap. En épousant ma mère, mon Père devint donc le neveu de son beau-frère, Eugène Bontoux, et ma mère, la nièce de Madame Eugène Bontoux (7)..
De son mariage avec Mlle Blancard, mon Père a eu deux enfants : Pierre Girardon et Louise de Nolhac. De son mariage avec Hélène Roubaud, il a eu trois enfants : Marie M'Roe, Adrien et Louis Girardon. Le lien qui unit ces trois derniers aux familles Polonceau et Bérenger (de la Drôme), qui sont les plus proches parents de mon frère Pierre et de ma soeur Louise, provient des Rigaud de Lisle, ces familles descendant directement de Madame Bérenger (de la Drôme), soeur du général Blancard, et toutes les deux filles de notre cousin Rigaud de Lisle (8).
Cette parenté n'est pas d'ailleurs pour nous tellement éloignée qu'il n'ait fallu à mon frère une dispense de l'ordinaire pour épouser Cécile Polonceau, sa cousine et cousine issue de germaine, d'autre part, de Pierre Girardon et de Louise de Nolhac.
Ces doubles alliances sont un casse-tête pour les non-initiés. Quels troubles aussi sont-elles susceptibles d'amener dans les familles! Il a fallu toute la discrète réserve de ma mère, le bon vouloir des enfants du premier lit et le bon accueil réservé aux château de Lisle à ceux du second pour qu'aucune difficulté ne s'élevât jamais entre les cinq enfants de mon Père. Tous les cinq en effet nous nous regardions comme complètement frères et soeurs et nous nous aimons comme tels, mais la génération qui nous a précédés a connu des froissements et des heurts que nous avons ignorés.
Chez les Bontoux la situation se compliquait et se simplifiait tout à la fois, puisque Pierre et Louise était les propres neveux de Madame Bontoux, née Cécile Blancard, tandis que Marie, Adrien et moi, nous étions les propres petits neveux de M. Bontoux, dont ma mère était la nièce directe.
C'est une situation assez paradoxale qui a conduit ma mère à prendre l'attitude volontairement effacée, que mes enfants lui ont connu. Joignez y le voisinage immédiat, quand nous étions à Vincinti, des châtelains d'Allex (Bontoux) et de Lisle (Blancard), avec lesquels nous avions de constantes relations : nombre de paroles, de petits faits, replaçaient à chaque instant devant nos yeux ce double mariage.
Ajoutez-y encore qu'à Vincinti même mon Père n'était pas seul propriétaire; mes deux grandes-tantes Bellier l'étaient au même titre que lui et ces deux bonnes tantes se tenaient comme engagées d'honneur envers Madame Minna Girardon à veiller sur les deux enfants qu'à sa mort elle leur avait laissés en garde. Vous comprendrez alors de quelle bonté et de quelle piété ma mère a eu besoin pour conduire à bon port dans de telles conditions sa barque et la nôtre!
A Vincinti, quand il n'y avait pas d'invités, c'est à dire le plus souvent, elle sortait peu de sa chambre : elle n'a d'ailleurs jamais aimé la campagne.
Mon Père passait la plus grande partie de ses après-midi à peindre dans son atelier, vaste et belle pièce, à laquelle on accède par une galerie vitrée. L'atelier est aujourd'hui transformé en billard-bibliothèque.
C'est dans cet atelier où je n'entrais qu'en tremblant et seulement si j'y étais envoyé pour une commission, que j'ai aperçu sur leurs chevalets quelques-uns de tableaux qui sont aux Husseaux, entre autres les deux grands panneaux qui ont décoré autrefois le salon gris d'Allex et qui représentent Châteaubourg sur le Rhône et le chemin de Séuze dans les Hautes-Alpes.
Mon Père, bien que n'ayant pas fait de la peinture une carrière, fut je crois plus qu'un amateur, il fut un artiste, "si l'on est un artiste quand on sent vivement le beau et que l'on peut faire partager ses impressions à tout un public sous n'importe quelle forme et par n'importe quel procédé" (9).
Il semble bien que tel soit son cas : à grand traits de sa palette lumineuse, il a campé devant nos yeux toute une série de paysages de cette Provence étincelante, si souvent insaisissable aussi, avec la fluidité impondérable de son atmosphère, la poésie de son gai soleil et la splendeur de son ciel.
N'a-t-il pas été en même temps un précurseur, et jusqu'à quel point son genre, en de certaines oeuvres, relève-t-il de l'école impressionniste? De moins profanes que moi en décideront.
Malheureusement son oeuvre a été dispersée et serait difficile à reconstituer. Un de ses meilleurs tableaux, une vue de Grignan, acquis par l'Etat, se trouve au musée de Lyon. D'autres musées de province, ceux d'Avignon et Nîmes notamment, possèdent encore quelques-unes de ses toiles. Théodore Giraud cite parmi les meilleures celles gardées par la famille : la montagne Ste-Victoire, à Vincinti, chez Pierre Girardon, et Viviers, qui est à Paris et appartient à mon fils Albert.
Mais à son avis, qui est celui de plusieurs, il faut, pour bien goûter le coloris du pinceau de mon Père, le saisir dans ses aquarelles si lumineuses, si blondes, enlevées d'une main légère et sûre, dans la manière de Cordouan ou dans celle de Jacquemart. (Th.Giraud)
Mon Père a beaucoup travaillé, au moins jusqu'à l'année terrible de la guerre de 1870, qui porta un rude coup à son organisation en brisant une corde qui est indispensable chez l'artiste : l'entrain.
Auparavant il avait, pendant quarante ans, des Alpes au Rhône, - parcouru et fouillé, sac au dos, et carnet à la main, cette splendide contrée encore si peu connue, tantôt cueillant au vol d'un trait ferme et sûr, d'innombrables croquis, dont la suite composerait un album artistique sans rival, tantôt s'installant pour des études plus sérieuses, toujours heureux, toujours enthousiaste, associant largement ses amis à cette vie d'indépendance et de larges impressions, qui dure, hélas ! ce que dure la jeunesse, les assistant souvent d'un bon conseil et les charmant toujours par ses saillies et sa bonne humeur. (Th.Giraud)
C'est là le portrait d'un homme que je n'ai guère connu. De toutes parts j'ai entendu vanter la gaieté, l'entrain de mon Père...autrefois. Si je me rappelle l'avoir vu sous cet aspect en de rares circonstances, le souvenir qui se dégage, pour moi, avec le plus de force, est celui d'un personnage grave, parlant peu et d'apparence froide, quoique de caractère vif : le Girardon d'après 1870.
Tel quel, je le craignais et n'avais pas vis à vis de lui le tranquille abandon qu'il aurait désiré. Pourquoi? Sans doute à cause de cet air trop grave pour mes jeunes années, car j'ai beau scruter ma mémoire, je n'y trouve aucune trace des ses remontrances, mais seulement des marques de son indulgence et de sa bonté.
Mon Père m'a permis d'aller à araignée, la bicyclette d'alors, d'apprendre, encore bien jeune, à monter à cheval; il m'a donné à seize ans un fusil et m'a laissé quelquefois, trop rarement, l'accompagner à la chasse, où j'ai pu admirer son adresse remarquable. Je ne me rappelle pas l'avoir jamais vu manquer une pièce de gibier _ alors il y en avait encore, tandis qu'à présent il n'y a plus guère que de chasseurs de casquettes.
Il m'a envoyé voyager à l'étranger, avec un professeur d'abord, puis avec mon beau-frère de Nolhac. A ma majorité il m'a fait don, de son vivant, d'une petite fortune que j'avais en toute propriété; bref il a toujours usé à mon égard d'une générosité presque excessive; cependant il n'a jamais eu avec moi des rapports aussi confiants que ceux qui m'unissent à Albert et ses soeurs.
A cette époque les parents vivaient beaucoup moins qu'à présent de la vie de leurs enfants, en sorte qu'à Vincinti j'étais à peu près toute la journée livré à moi-même, et, j'ajoute immédiatement, livré aussi à mon frère Adrien, de trois ans mon aîné.
Ma soeur Louise, mariée depuis 1872, et mon frère Pierre, étudiant ou magistrat, ne venaient à Vincinti que pour y séjourner un peu de temps. Ma soeur Marie restait beaucoup à la maison avec ma mère : le seul compagnon de mes jeux du dehors était donc mon frère Adrien.
Nous nous entendions d'autant mieux que nous nous disputions plus souvent et nous ne pouvions nous passer l'un de l'autre.
Malgré cette intimité, les journées que nous vivions étaient toujours trop pareilles pour ne pas laisser d'être monotones et je garde de mon enfance à Vincinti, comme je l'ai déjà dit, une impression mélangée de gaieté et d'ennui, mais très douce, et je m'y sens particulièrement attiré.
Quand elle venait à Vincinti, ma soeur Louise, ma marraine, s'occupait beaucoup de nous, Adrien et moi. Elle nous emmenait promener pour notre plus grande joie. Elle avait de la délicatesse et du charme et s'est montrée une soeur parfaite, aimée de nous tous.
Son mari, Stanislas de Nolhac, (son portrait en héliogravure est dans le petit salon) était certainement l'un des hommes les mieux doués que j'ai rencontrés, avec un esprit ouvert à tous les arts : musique, peinture, architecture, belles-lettres. Son prodigieux savoir, son intelligence, très complaisante, et sa réelle bonhomie, quoique légèrement narquoise, en faisaient le compagnon de voyage le plus exquis que l'on puisse rêver.
Nous sommes allés ensemble en Suisse, dans l'Engadine, en Tyrol, dans les Dolomites, cheminant à travers les Alpes à pied et sac au dos du lac de Genève au lac de Garde. De temps en temps nous prenions des voitures et nous retrouvions tous les quatre ou cinq jours notre bagage, qui nous attendait dans un confortable hôtel. C'était une fort agréable manière de voyager.
Cet heureux temps est resté le souvenir le plus radieux de ma prime jeunesse, mais il demeure aussi une cause d'amer regret. Je n'avais pas la maturité nécessaire pour en retirer le profit que j'aurais dû; si le corps, lui, a pleinement bénéficié de ces journées d'air et de soleil, si j'y ai acquis l'habitude et le goût, conservés durant toute ma carrière, des longues marches sur tous les terrains, l'esprit par contre, n'a pas su glaner les gerbes magnifiques qui lui étaient offertes à profusion et qu'il aurait pu facilement moissonner.
Religion, politique, philosophie, histoire, art, littérature, toutes ces questions, à propos d'un nom, d'un site, étaient évoquées par mon guide en de prodigieuses causeries, où je ne pouvais pas lui donner la réplique. Que n'ai-je pu recommencer plus tard de tels voyages avec lui!
Malheureusement, ses occupations, sa santé gravement atteinte, ma carrière, ont été autant d'obstacles qui nous ont empêchés de renouveler ce passé. L'occasion ne tient qu'à un cheveu : elle s'est échappée.
Stanislas de Nolhac était aussi un grand chrétien et un grand homme de bien. Il s'est dévoué à ses compatriotes en acceptant de gérer pendant de longues années la mairie de Curis (10), où il avait sa propriété, et il s'est donné à ses fonctions avec un zèle et un dévouement d'autant plus méritoires qu'elles contrariaient fortement sa nature d'artiste et son penchant de voyageur.
Indépendamment de petites productions musicales, il a laissé quelques ouvrages littéraires : la Dalmatie, les îles ioniennes et le Mont Athos, parus d'abord en une suite d'articles dans le Correspondant, en Portugal, et un délicieux petit volume d'intimité, modestement intitulé : Choses du passé, avec une agréable préface de son ami, Xavier de Bonnaud.
Mon frère Pierre, mon parrain, était l'aîné de ma soeur Louise. Il est trop connu de mes enfants pour qu'il soit utile de leur présenter à nouveau. Ce qu'ils ignorent peut-être, c'est qu'il ajoute à son titre de docteur en droit celui de docteur ès lettres (11).
Il a débuté dans la magistrature comme juge suppléant à Grenoble, puis fut nommé substitut du procureur de la République à Saint-Jean-de-Maurienne, dans le ressort de la cour d'appel de Chambéry, dont son beau-père, M. Henry M'Roe était le premier président. En 1880 il n'hésite pas à lui remettre sa démission de magistrat : Pierre Girardon se refusait à sanctionner l'application des décrets contre les ordres religieux.
Il se fixe alors à Valence, s'y fait inscrire au barreau et, après la mort de mon Père, habite définitivement Vincinti. Après quelques tentatives infructueuse dans la politique, il s'est uniquement consacré à l'éducation de ses enfants, aux oeuvres catholiques et rurales et à l'administration de sa propriété.
Il avait pris part à la guerre de 1870 comme mobile et avait été envoyé dans la région de Dijon. Après la paix il fut officier de réserve d'artillerie. De son mariage avec Louise M'roe, son admirable compagne, il a eu quatorze enfants.
C'est également entre les mains du premier président, son père, que mon beau-frère, Eugène M'Roe, abdiqua ses fonctions de substitut du procureur de la République à Annecy. Au moment de l'expulsion des R.P. Capucins, on vit tout à coup la femme de ce fonctionnaire se frayant de force un passage à travers la foule contenue par la police, bousculer les agents et, dans la boue, tomber à genoux aux pieds des pères en implorant leur bénédiction. Il ne restait plus à son mari qu'à se démettre.
Cet acte de ma soeur, hardi et peut-être impulsif, n'a rien qui surprenne chez la petite fille de Benoît Bontoux et d'Amélie Roubaud.
Avant d'être nommé à Annecy, mon beau-frère avait été magistrat à Cusset dans le voisinage immédiat de Vichy, qui l'avait charmé, puis à Moulins, où il se trouvait au moment de son mariage.
Après sa démission, il se retira à Lyon, hérita à la mort de son père du château de Chandieu, dans l'Isère.
Pendant plusieurs années il a été membre du conseil général de ce département, puis, par lassitude ou inconstance de l'esprit, il vendit cette belle propriété et en acheta une autre, toute petite, les Mantelines, à Saint-Clair-du-Rhône, toujours dans l'Isère. Il s'en dégoûta assez vite et ne conserva plus dès lors qu'un appartement à Lyon.
En 1870 il avait été lieutenant de mobile dans l'artillerie, Après la guerre il fut assez longtemps officier de réserve de dragons. Mes enfants l'ont connu comme ma soeur Marie, comme ils connaissaient mon frère Adrien, sa femme et ses enfants, dont je n'ai plus rien à leur apprendre.
Au mois d'octobre 1871 (12), Adrien avait été mis en pension à l'institution des Chartreux à Lyon. Son départ causa un tel vide dans mon existence que je suppliai mes parents de ne pas me laisser séparé de lui.
Il en fut fait comme je le demandais, et, l'année suivante, à l'automne de 1872, j'entrai aussi aux Chartreux. J'y ai débuté dans la classe de 9e pour y poursuivre mes études jusqu'à la philosophie incluse.
Je n'y ai pas été malheureux, sauf pendant les tout premiers jours : j'ai alors amèrement regretté la demande que j'avais faite et que mes parents avaient trop facilement agrée; mais déjà j'avais trop d'amour-propre pour laisser paraître le plus petit désappointement.
Je peux me rendre la justice d'avoir bien travaillé aux Chartreux. Aussi ai-je gardé de mes professeurs un excellent souvenir. Les surveillants de discipline, eux, ont dû maintes fois sévir contre ma dissipation; pourtant, comme, tout compte fait, j'étais bon élève, ils usaient en général d'une très large indulgence.
Le point noir de ces dix années a été l'insuffisance de nourriture. Mes enfants rient et ne me prenait pas au sérieux quand je leur raconte que j'ai souffert de la faim durant toute cette période de ma jeunesse. C'est cependant l'exacte vérité.
A cette époque, l'alimentation corporelle des enfants ne comptait pas en regard de l'alimentation spirituelle, et si, tous, nous nous jetions comme des affamés sur les friandises que nos parents nous apportaient le jeudi et le dimanche, ou que nous achetions à prix d'or, à goûter, aux soeurs de l'infirmerie, aucun de nous n'a jamais osé formuler une plainte réelle, officielle.
La rue des Postes, où je me suis préparé à Saint-Cyr, et Saint-Cyr lui-même, m'ont, sous ce rapport, paru des lieux de délices. On a fait depuis à Lyon d'immenses progrès sous ce rapport, mais alors, tout comme aujourd'hui, la province retardait sur la capitale.
LA VIE LYONNAISE
Nous sortions une fois par mois, le jeudi, de midi à huit heures d'un soir et nous avions de courtes vacances au nouvel an et à Pâques. Nous les passions à Lyon où mes parents avaient un très grand appartement. Outre les deux salons et le vaste atelier de mon Père, il y avait, donnant sur la cour, une grande chambre carrée, sombre et inoccupée, que nous appelions pompeusement la salle des pas perdus : elle servait à nos jeux et nous permettait de courir et de nous ébattre dans tous les sens.
Cette appartement était situé au premier étage du numéro 5, sur le quai Castellane, aujourd'hui quai des Brotteaux, à l'angle de la rue Cuvier. La vue sur le Rhône y était claire et gaie.
Un de nos plaisirs, souvent renouvelé, était de passer l'après-midi chez ma tante Rouveyre, qui avait alors son domicile à côté de nous sur le même quai, au numéro 3. Ses filles, Marguerite (12), Berthe et Françoise, ont été des soeurs pour nous. Avec elles, après le mariage de Marie, j'ai fait des promenades à cheval, j'ai été aux concerts, aux expositions, j'ai pénétré dans la vie.
Leur mère aimait à nous emmener avec elle, Adrien et moi, chez ses fournisseurs habituels et disait en nous montrant : Je vous présente mes deux fils. C'était une femme très cultivée et de beaucoup d'esprit.
Plus rarement nous traversions le Rhône pour aller sur l'autre rive, au quai de Retz, sonner à la porte de mon oncle et de ma tante Jacquier. Ils n'avaient pas d'enfant et demeuraient dans la Maison de la Perle; bien longtemps j'ai cru de bonne foi ce qu'on me disait, que la maison était ainsi nommée parce que l'oncle Jacquier était la perle des oncles, toujours prêt, lorsqu'il nous rencontrait dans la rue, à nous conduire chez le pâtissier ou le marchand de jouets.
En réalité c'était un philanthrope. Il avait longtemps été administrateur des hospices de la ville, et employait à faire le bien une grosse part de sa fortune.
Sa femme, épousée à seize ans, à sa sortie du couvent, avait fondé et dirigeait une maison d'incurables, sise à mi-côte de la montée de Choulans. Tous les jours elle s'y rendait, dans son landau, attelé de deux chevaux, et y passait presque tout l'après-midi.
D'autres parents, les huguenots, venaient passer quelquefois la soirée à la maison. C'étaient M. et Mme Sévère de la Rüe, Nainey Brölemann, sa fille Albertine Bontoux (13), mère de Blanche Mallet, de la famille des grands banquiers.
Le frère d'Albertine, Arthur Brölemann, quoique protestant, était à Lyon le représentant officiel du comte de Paris, qu'il recevait assez souvent dans sa propriété de Choisy, en Suisse, sur les bords du lac de Genève.
Ancien président de la chambre de commerce, possesseur d'une belle fortune, il avait une galerie de tableaux renommée et était très répandu dans le monde. Il avait épousé sa cousine, Anna Brölemann, morte jeune. Elle a laissé la réputation d'une très jolie femme, remplie de grâce et d'esprit. Dans ses mémoires, le maréchal de Castellane raconte qu'il la montra de sa calèche à l'empereur Napoléon III, qui faisait son entrée à Lyon, en la lui signalant comme une des femmes les plus séduisantes de la société (14).
Nos relations avec nos parents Dorier et Fournereau, très catholiques ceux-là, se bornaient à une visite au jour de l'an. Nous voyions souvent des cousins de ma mère, les Viry, Gauthier et Miol-Flavard.
Le comte de Viry, ancien capitaine de frégate, avait l'aspect d'un vieux loup de mer, avec ses sourcils en bataille, son inséparable pipe et sa longue barbe blanche. Il nous amusait par ses plaisanteries et ses bons mots. Il avait une façon d'appeler mon grand-père Bontoux Papa Bontousse, qui nous faisait rire aux larmes et mettait mon grand-père en fureur ; cependant nous avions un peu peur de son air terrible.
Sa femme, née Miol-Favard, froide et réservée, nous intimidait atrocement. Elle n'avait jamais eu d'enfants, et, quoique la bonté même, ne savait ni leur parler ni les comprendre.
Tout autre était sa soeur, Madame Gauthier, mère de mon cousin Paul Gauthier, qui, elle était pleine de vie de gaieté et d'entrain, et s'ingéniait, avec son excellent mari, à animer nos jeux.
Les frères de ces deux dames étaient Hippolyte et Bruno de Miol-Favard. Hippolyte, ancien capitaine de chasseurs à pied, avait épousé Mlle Devienne, et habitait pendant l'été sa propriété d'Eyzin-Pinet, dans l'Ysère. Il m'y a montré un arbre généalogique, ingénieusement construit avec des banderoles de papier fort, soutenu par des tiges en bois, qui occupait toute une pièce de la maison.
Par les Préville il faisait remonter notre famille maternelle à Pélisson, ce bel esprit du temps de Louis XIV, historiographe du Roi, qui partagea la disgrâce de Fouquet, et qui, aux dires de son amie, Madame de Sévigné, "abusait de la permission qu'ont les hommes d'être laids".
Bruno de Miol, ancien élève de l'Ecole polytechnique, courait les garnisons de France et d'Algérie avec sa femme, qui répondait au prénom de Mélitine. Comme son mari était officier d'artillerie,nous l'appelions "Mélinite". Le colonel de Miol, aujourd'hui aveugle et presque sourd, vit dans sa propriété de Miollis, près de Valence.
Je n'ai parlé ici que de nos parents les plus rapprochés, bien entendu, car les Girardon étant lyonnais et n'ayant guère quitté leur province, nous avions dans la ville quantité d'autres parents et de relations (15).
Chaque année, pendant les vacances de Pâques, mon Père et ma mère nous conduisaient à la vieille propriété de famille, à Brignais. Nous y passions une journée en nous ennuyant consciencieusement.
La maison était pourtant spacieuse, bien distribuée et confortable; j'ai toujours entendu mon Père regretter de ne pouvoir la transporter à Vincinti, mais le jardin, dominé par une colline sans grâce, qui le surplombait à pic, était ainsi privé de toute espèce de vue.
Cette propriété nous venait-elle de la branche éteinte des Girardon de Villy, dont le dernier représentant, ancien brigadier des gardes du corps du roi Louis XVI, mourut retiré à Brignais en 1792 ? - Je l'ignore. Quoiqu'il en soit, mon Père l'ayant laissée indivise, nous l'avons vendue après sa mort, pas un de nous se souciant d'y demeurer. Nous avons d'ailleurs fait là une très mauvaise opération, car, quelques années plus tard, une ligne de tramway reliant Lyon à Brignais augmenta considérablement la valeur du terrain (16).
Cependant, l'époque de la fin de mes études aux Chartreux était arrivée. A la distribution des prix de juillet 1882 je reçus le prix des anciens élèves : les oeuvres complètes de Racine en huit gros volumes reliés, accompagnés de deux albums, contenant l'un la musique des choeurs d'Esther et d'Athalie, et des quatre cantiques spirituels chantés devant le roi, l'autre des reproductions des portraits, médailles, armoiries et autographes du poète.
Cet ouvrage me fut remis par Monsieur Alphonse Gourd, longtemps député du Rhône et président de l'association amicale des anciens élèves. C'était un ami de mon frère Pierre et un parent assez rapproché de sa femme et de mon beau-frère, Eugène M'Roe.
J'avais dix huit ans, mon diplôme de bachelier et dix années de sévère internat. Mon Père me permit alors de suivre, comme externe, pendant un an, des cours à Saint-Irénée, sorte d'école préparatoire qui dépendait des Chartreux. J'y travaillai peu, et sur ma demande, à l'automne de 1883, je fus enfermé, à Paris cette fois, à la rue des Postes, et reçu l'année suivante à Saint-Cyr (17).
Je désirais beaucoup faire ma carrière dans la cavalerie. Mes notes d'équitation étaient bonnes et au premier examen qui précéda les vacances de Pâques, je fus agréé comme candidat cavalier. Hélas! j'avais compté sans le "piston", comme nous disons, qui jouait dans ce classement un rôle considérable.
Le fils d'un général et celui d'un ambassadeur de la République ayant échoué à l'examen de cheval, leurs pères usèrent de leur crédit et, à la rentrée des vacances, le commandant de l'école décida que les examens seraient recommencés.
Je ne m'en préoccupai pas, pas plus que des changements opérés dans la section de cavalerie, dont le chef, le commandant Durand de Villers, aujourd'hui général de division au cadre de réserve, avait été remplacé par le commandant X.
Je ne jugeai pas utile de rechercher à nouveau des recommandations, et je fus évincé avec un autre de mes camarades.
Mais il y a une justice immanente : ceux qui nous avaient évincés n'en profitèrent pas : l'un se tua plus tard dans une chute de cheval et l'autre, incapable par manque d'aptitude de faire un cavalier, dût ensuite retourner dans l'infanterie. Je crois qu'il a quitté prématurément l'armée.
Quoiqu'il en soit, ce brutal contact avec la réalité m'a été utile : il m'a donné, tout au début de ma carrière, une bonne leçon de philosophie. Sans doute, le coup fut rude, mais l'effet s'en émoussa bien vite. J'ai pu posséder un cheval comme sous-lieutenant et lieutenant d'infanterie et cette arme a fourni à mon activité, pendant la dernière guerre, des occasions que la cavalerie ne m'aurait pas offertes. Si je n'avais été fantassin, serais-je aujourd'hui officier général?
Entre mes deux années d'école, j'ai fait avec mes frères Pierre et Adrien un intéressant voyage en Espagne. Nous sommes allés à Jadraque, dans la province de Saragosse, en prenant le chemin des écoliers par Barcelone et Madrid, voir mon oncle Bontoux qui extrayait de sa mine de Hiendelaeneina l'argent à pleines tonnes. Les plats, saucières et légumiers qu'il m'a donnés lors de mon mariage en proviennent.
Saint-Cyr m'a laissé un bon souvenir. Je m'y suis lié d'amitié avec d'excellents camarades, dont quelques-uns, tels le général Debeney, sont arrivés au sommet de la hiérarchie militaire.
J'ai aimé cette existence, pleine et rude certes, mais, quelque paradoxale que puisse paraître mon affirmation, relativement libre en comparaison de la servitude des Chartreux et de la rue des Postes. Malgré les brimades, supportées comme il fallait le prendre, _ "à la blague", malgré la sévérité de la discipline militaire, et ses erreurs, j'étais traité en homme, responsable de sa conduite, et laissé à son jugement dans le choix de ses actes.
Je profitais de mes sorties du dimanche pour aller le plus souvent possible "au spectacle", comme on disait alors. Mes théâtres préférés étaient la Comédie française et l'Opéra-Comique, où je retrouvais chaque fois mon ami Debeney, fort épris de musique.
Au Théâtre français, l'ouvreuse me fit asseoir au fauteuil d'Ernest Legouvé, de l'Académie française. Il arriva pendant que se jouait le premier acte du Misanthrope. Son exquise politesse l'empêchant de me déranger tout de suite, il s'occupa à l'entracte de me faire donner un autre fauteuil, puis il engagea la conversation avec moi, je devrais plutôt dire qu'il monologua, car, à juste titre, je pensai que je n'avais qu'à l'écouter.
Et le voilà parti à m'expliquer en un langage étincelant de saillies les merveilleuses beautés du Misanthrope. Puis, brusquement, le regard fixé sur mon épée-baïonnette : "Faites vous de l'escrime, mon jeune ami ? " - me dit-il, "depuis quarante ans j'en fais tous les matins durant une heure et vous voyez que je m'en trouve bien. Mens sana in corpore sano".
L'auteur d'Adrienne Lecouvreur et de l'Art de la lecture avait alors 78 ans. Il est mort à 96 ans.
Mon correspondant officiel à Saint-Cyr était mon oncle de La Fontaine. Je le voyais assez rarement, plus rarement sans doute que Madame Camille Polonceau que mon Père avait instituée mon banquier. C'était une femme distinguée, d'aspect froid, qui m'a toujours accueilli avec la plus grande indulgence (18).
DEBUTS DE CARRIERE
A ma sortie de Saint-Cyr, je fus nommé le 1er octobre 1886 sous-lieutenant au 22e régiment d'infanterie, en garnison au camp de Sathonay, près de Lyon. La vie m'apparaissait belle, j'étais au comble du bonheur. Mais quelques mois après mon Père s'éteignait à la suite d'une assez longue maladie, qui était bien vite venue assombrir ma joie et me montrer la fragilité de mes rêves.
Ma mère, restée seule avec mon frère Adrien pour occuper le vaste appartement du quai des Brotteaux, jugea qu'il était raisonnable de déménager, et vint se fixer au numéro 5 de l'avenue de l'Archevêché, près de la cathédrale Saint-Jean. Elle y demeura trois ans, jusqu'à l'époque du mariage d'Adrien, qu'elle suivit à Paris,pour entrer comme dame pensionnaire chez les Filles de saint François de Salles, rue de Bourgogne.
VOYAGE EN AUTRICHE, GRECE, TURQUIE
Quant à moi, après une année au camp de Sathonay, je revins avec mon régiment à Lyon, également pour un an, au bout duquel je fus envoyé avec un bataillon détaché à Vienne (Isère). Seulement, pour m'y rendre, au lieu de descendre le Rhône, je préférai passer par Vienne (Autriche).
Aux yeux de mon colonel, je colorai mon désir de voyager du prétexte de me perfectionner dans la langue allemande et j'obtins assez facilement un long congé pour l'étranger.
Mon compagnon de voyage était le général de division Jacques M'Roe, alors sous-lieutenant au 14e bataillon de chasseurs à Lyon. Voici à grands traits notre itinéraire : Lyon, Turin, Vérone, Venise. A Venise, un bateau du Lloyd nous a transportés à Trieste, d'où, en chemin de fer, nous avons gagné Vienne par Gratz et la Styrie.
Après deux mois passés dans la capitale autrichienne, nous avons continué notre route sur Constantinople que nous voulions atteindre par mer. Rembarqués donc à Trieste, nous avons longé les côtes de la Dalmatie pour mettre ensuite le cap sur Brindisi (Italie du Sud), où nous avons fait escale.
Alors commença un voyage féerique, une traversée d'enchantement, sur une mer bleue, sous un ciel d'Orient. Corfou, les îles ioniennes, Patras, Athènes, puis l'archipel de la mer Egée, le divin archipel, et l'arrivée à Constantinople par les Dardanelles, un radieux matin de décembre, sous un soleil étincelant (19).
De Constantinople nous sommes revenus à Vienne par terre, en passant par Philippopoli (Roumélie orientale), Sophia, Belgrad et Buda-Pesth. Enfin, au bout de quelques jours, retour à Paris par l'Orient-Express.
Conter mes impressions et mes petites aventures, décrire les sites parcourus ou faire apparaître dans leurs décors les hauts personnages que j'ai eu l'occasion d'approcher serait une oeuvre de longue haleine, qui demanderait un volume. Au hasard des conversations j'ai d'ailleurs semé quelques uns de mes souvenirs dans l'esprit de mes enfants.
Je dirai simplement, pour flatter leurs goûts d'art, qu'à Munich, où j'allai de Vienne passer quelques jours, j'ai assisté aux représentations de Lohengrin et du Tannhaüser et que j'ai entendu ce dernier opéra debout du début à la fin, au parterre, en compagnie, d'ailleurs, d'officiers bavarois en grande tenue.
Il m'avait été impossible de trouver une place assise, mais, si parfaite était l'interprétation que, saisi entièrement par la beauté de l'oeuvre, je n'éprouvai pas une minute la sensation de fatigue.
A Vienne j'ai entendu plusieurs excellents concerts. Les valses de Strauss, jouées et chantées par les excellents musiciens de la Garde, ont charmé maintes fois mes veilles, tandis que les fameux ballets de l'Opéra Impérial, dansés devant une salle resplendissante de lumière, où d'éclatants uniformes miroitaient à côté des diamants des dames de la cour et de la haute société, étalaient tous leurs fastes devant mes yeux éblouis.
A Münich encore, les deux pinacothèques, surtout l'ancienne, ont captivé mon attention, de même que le musée du Prado l'avait autrefois séduite à Madrid.
Constantinople, avec ses palais ses mosquées et ses minarets, m'est bien apparue telle que l'a si souvent décrite Pierre Loti, ce grand peintre de l'Orient, à la fois véridique et charmeur, et l'acropole, à Athènes, m'a donné l'illusion de vivre un instant dans l'intimité des poètes antiques (20).
Ce fut là mon dernier grand voyage. A ma rentrée en France, j'appris avec joie mon inscription au tableau d'avancement pour le grade de lieutenant. A cette époque on était nommé au choix ou à l'ancienneté, et non automatiquement comme à présent, au bout de deux ans.
Je fis un séjour de six mois à Montélimar, mon quatrième changement de garnison en trois ans, et, le 24 mars 1890, j'étais nommé lieutenant au 26e régiment d'infanterie, à Nancy.
Je désirais beaucoup l'Algérie et j'avais demandé d'y être envoyé, mais le général de Miribel, ami de mon oncle Bontoux commandait alors le 6e corps d'armée, dont dépendait encore Nancy; il me représenta, à l'aide d'arguments que je crois discutables, l'intérêt qu'il y avait pour moi à augmenter mon instruction militaire par un stage dans un corps de la frontière, au lieu de chercher à "faire colonne" en Afrique.
Je n'avais qu'à m'incliner. Son conseil était certainement bon en ce qui concernait mon avancement immédiat, puisque j'ai été nommé capitaine au choix le 11 juillet 1896, mais pour l'ensemble de ma carrière l'Algérie m'aurait été plus profitable.
Le général ne se doutait pas que son conseil vaudrait surtout pour la suite de ma vie, car si j'avais fait campagne dans le Sud Oranais, je n'aurais pas songé au mariage, tandis qu'en France tout m'y engageait.
C'est donc à cette circonstance que j'ai dû le bonheur d'épouser à Paris, le 10 juin 1890, Mlle Marie Lezaud, fille de Céline Desmanèches et d'Albert Lezaud, ancien sous-préfet et conseiller d'état, ancien député de la Haute-Vienne pour l'arrondissement de Bellac.
Ce mariage était l'oeuvre de Mme Rollat du Bourget, dont ma mère avait fait connaissance rue de Bourgogne. Elle était, d'autre part, la meilleure et, je crois, la plus ancienne amie de Madame Lezaud.
Elle nous a toujours entourés d'une affection chaude et délicate. Très heureuse de voir que l'union, préparée par elle, avait si bien assuré notre avenir, elle nous regardait, Marie et moi, comme ses enfants. Dans la famille, nous l'appelions Bonne-Amie, et sa mort, survenue après celle de ma belle-mère, a fait un grand vide dans notre existence.
Elle a laissé une soeur, Mme Montigny-Faye, qui continue à nous porter le plus bienveillant intérêt.
Son père, M. Greffier, ancien président de la chambre à la Cour de cassation, avait été directeur du personnel au ministère de la Justice sous le Second Empire, et son mari sous-préfet en même temps que mon beau-père.
Quant aux Lezaud, ils sont originaires du Limousin. Le grand-père de ma femme (portrait dans le petit salon des Husseaux) est mort premier président de la cour de Limoges et commandeur de la Légion d'honneur. Il avait fait une rapide et brillante carrière et, avant de présider la cour d'appel de Limoges, il avait été mis à la tête de celle de Nancy, puis nommé conseiller à la Cour de cassation.
Mais il avait préféré être appelé "Monsieur le Premier" en province à se voir perdu à Paris parmi les magistrats de la cour suprême.
Son passage à Nancy avait marqué : on vantait sa science du droit, son intégrité, l'éclat de ses réceptions et le charme de ses manières qui l'avaient tant fait apprécier par la haute société, pourtant si fermée, de cette ville. Il y avait laissé la réputation d'un personnage très solennel et très sérieux de maintenir en toutes circonstances la dignité de ses fonctions.
Aussi se répétait-on volontiers une série d'anecdotes amusantes dont il était le héros et où il tenait toujours, le beau rôle. Très dévoué au régime impérial, il avait dirigé les deux fils que lui avait donnés sa femme née Aglaïa de Bize (21), vers les carrières officielles.
Mon beau-père, comme je l'ai dit, s'était orienté vers l'administration. Il fut successivement secrétaire général de l'Eure, dont M. Janvier de la Motte était le célèbre préfet, puis sous-préfet de Provins et de Châlon-sur-Saône. C'est dans cette dernière résidence que le surprit la déclaration de guerre et la proclamation de la République.
Ayant alors abandonné l'administration pour la politique, il siégea comme député bonapartiste, mais sa santé, très ébranlée, l'empêcha de donner toute la mesure de son intelligence et de son activité. Il est mort le 20 novembre 1882.
Son frère, Georges Lezaud, était entré dans la magistrature. Il donna également sa démission à la chute de l'Empire, et sa conduite au feu en 1870 lui fit recevoir sur le champ de bataille la croix de la Légion d'honneur. De son mariage avec Mademoiselle Degrandchamp il n'a eu qu'une fille, Marguerite de Lassuchette.
Le premier président avait fait construire sur les terres de la famille, dans la propriété du Mas du Puy, aux environs de Limoges, le château de Vaseix, tandis que celui de la Courcelle venait de la famille de Bize.
Quant à la terre de la Grange, elle avait été achetée par ma belle-mère. Son père, M. Auguste Desmanèches, (photographie en pied dans le petit salon des Husseaux), était originaire d'Auvergne, de Cournon, près de Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme.
Il avait été notaire à Paris, et avait épousé Mlle Sophie Roy (22). Monsieur Desmanèches partageait son temps entre Paris et sa jolie propriété de Montmorency. Il avait eu une autre fille, mariée à M. Delapalme, morte jeune, après avoir donné naissance à Geneviève de Waubert.
Le frère de M. Auguste Desmanèches, l'oncle Félix, avait eu de son mariage avec Mlle Jourde deux filles : Mme de Chaudesaigues de Tarlieu et Mme de Sainsbut des Garennes, qui a laissé à ma femme la propriété des Husseaux.
Mon alliance avec une demoiselle Lezaud ne pouvait que favoriser le bon accueil, qu'à mon arrivée j'avais déjà reçu à Nancy dans la société. Nous y avons vécu très heureux jusqu'en 1896, date à laquelle je fus nommé capitaine et envoyé une première fois pour un an à Montargis . J'ai ensuite suivi mon régiment à Paris, où nous avons demeuré de 1897 à 1899.
Une affaire politique, la tentative manquée de Paul Déroulède pour s'emparer de l'Elysée, fit alors décréter la permanence de la garnison de Paris, qu'on tria sur le volet, et le renvoi en province des régiments suspects.
Le mien, le 82e d'infanterie, faisait partie de la brigade Roget, que Déroulède avait tenté d'entraîner dans son jeu.
C'est ainsi que je revins pour un long bail de treize années à Montargis.
Mais à présent mes enfants connaissent par eux-mêmes notre vie. Ils ont aussi leurs souvenirs. C'est le moment d'arrêter les miens.
* * *
1.- Les Bellier, seigneurs de Presles, de Champeverse et du Charmeil comptent parmi leurs ascendants des officiers au corps royal de l'artillerie, des gens d'armes de la garde du Roi, des trésoriers de France au bureau des finances du Dauphiné, etc. et ne sont plus représentés que par la branche des Bellier du Charmeil, à Valence, (Drôme).
2.- Je n'ai pas mentionné ici le nom d'un excellent ami de mon Père, Puvis de Chavannes, parce que je n'ai pas le souvenir de l'avoir vu à Vincenti; j'ignore même s'il y est venu. Mon père le tenait en très haute estime et l'a toujours défendu avec la plus grande chaleur, surtout à ses débuts, au moment où son talent, si personnel, était assez souvent critiqué par ceux qui ne comprenaient pas encore le caractère essentiellement décoratif de sa peinture.
3.- grangers : nom donné dans la Drôme aux métayers.
4.- Le nom de Vincinti provient, selon toute probabilité, du nom de ses premiers propriétaires, MM. de Vincent. Anne Chion de Blétil, qui apporta, en 1649, Vincinti dans la famille, était fille de Catherine de Vincent, épouse en premières noces de Sébastien Chion de Blétil, et en secondes noces Jean-Antoine de Chaparon.
Les Vincent, originaires de Largentière (Vivarais) vinrent habiter la ville de Crest vers l'an 1400. (voir notes généalogiques par Pierre Girardon)
5.- Voir notice sur le docteur Adrien Roubaud par J.E. Minjollet de la Porte. Quand nous allions de Vincinti voir à Gap mes grands-parents, nous faisions le trajet en diligence, à travers la montagne, par Die et le col de la Croix-Haute. J'ai le vague souvenir qu'à certaines montées les voyageurs devaient descendre de voiture et poussaient aux roues. Nous passions un certain nombre d'heures de la nuit dans une affreuse auberge pour y attendre le relais des chevaux.
6.- Voir : E. Bontoux : l'Union générale. - Savin, éditeur.
7.- Les autres enfants du général Blancard furent :
1°.-Mathilde, qui épousa M. Scipion Périer, oncle de Casimir Périer, ancien président de la République française,
2°.-le baron Louis Blancard, époux de Marguerite de Neuilly, lequel est décédé sans postérité et a laissé le château de Lisle au capitaine de cavalerie Louis Girardon, fils de mon frère Pierre.
8.- La troisième demoiselle Rigaud de Lisle était Mme Arvet, grand-mère de nos cousins Leborgne-Arvet, à Pont-de-Bens (Isère).
9.- Théodore Giraud : article sur Gustave Girardon, paru dans le Salut Public, journal de Lyon, du 17 juin 1887, article qui a inspiré les lignes qui suivent.
10.- Curis : petit village sur les bords de la Saône, à une trentaine de kilomètres de Lyon.
11.- A moins que ce ne soit seulement celui de licencié; ma mémoire, sur ce point, me fait défaut.
12.- Nous avons passé le temps de la guerre à Vincinti. Je me rappelle très bien l'anxiété qui nous étreignait alors, mon étonnement de voir mon Père dans son uniforme de capitaine de la garde nationale, le départ de mon frère Pierre pour l'armée, les "ouvrages" que toutes les femmes entreprenaient pour les blessés et la tristesse de ces longs mois d'hiver à la campagne.
13.- Marguerite Lacombe.
14.- Albertine Bontoux : Quand elle venait à Lyon, car elle habitait Paris avec son mari qui était agent de change. Le nom seul est commun avec celui de mon oncle et de ma tante Bontoux, cependant ils étaient, comme nous, parents les uns des autres.
14.- Le maréchal de Castellane, gouverneur de Lyon, jouit dans cette ville d'une immense popularité. Son tombeau est érigé à moitié chemin de la montée Castellane, route de Lyon à Sathonay. Les troupes de la garnison lui rendent les honneurs militaires, lorsqu'ils passent devant.
15.- Comme parents, tous les Guérin, les Anginieur, les Coste, les Bizot, etc..
16.- Mon Père possédait une troisième propriété, à Rochemaure, dans le Vaucluse, qu'il avait achetée "pour le plaisir d'être propriétaire en Provence". Il la louait pendant la saison et l'a laissée aux Nolhac, qui l'ont vendue.
17.- L'école Ste-Geneviève était située 18 rue Lhomond, ancienne rue des Postes.
18. - Elle était la mère de René Polonceau, mari de Jeanne Delapalme, de Mmes Sabatier et de Bousquet et tante de ma belle-soeur Cécile Girardon.
19.- A Patras nous avions empruntés, pour nous rendre à Athènes, le chemin de fer de Corinthe, pendant que notre bateau doublait le Péloponèse. Nous devions le retrouver quatre jours après, mais, aux environs du cap Matapan, il fut coulé par un navire turc, et nous dûmes embarquer sur un autre bâtiment. Il n'y eut pas de naufragés.
20.-Je n'ai,pas retrouvé dans mes papiers les notes de route qui m'avaient servi à établir le rapport que je dus envoyer au ministère de la guerre. Je crois pouvoir affirmer que le général M'Roe a conservé une petite relation de notre voyage.
21.- C'est par les de Bize que nous sommes apparentés aux familles de Pichard de St-Julien, (dans la Creuse), de Ligondès, (dans la Creuse) et de Labourey (Basses Pyrénées).
22.- La soeur de Mlle Roy était Mme Gentien, grand-mère de :
- André et Paul Gentien, Adrien Cousin et Mme Jehan de Létang.
- Joseph Paulmier, Mme Doigneau, Mme Vaillant (décédée), soeur Madeleine Paulmier.
- R.P. Louis Laurand, Soeur Marie-Noël Laurand, Mme Védie (décédée), François Laurand, Mme Thérèse Ladoux.
C'est par M. Louis Roy, frère de Mme Desmanèches et de Mme Gentien, que nous sommes alliés aux familles Pennell, Levainville, Lefébure du Bus, et Vignier de Waare.
*.- Dans le manuscrit original, recopié par Juliette de Vanssay en 1927, mon Père est écrit avec une majuscule. Cette majuscule de respect a été conservée dans ce recueil. Le reste de la typographie a été aligné sur l'usage actuel. (N.d.E.)
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